Tu l’aimeras. Souvenirs sur Gurdjieff

23,00

Dans le passé les critiques déplorèrent qu’aucun livre sur Gurdjieff n’arrivât à donner une idée exacte de Gurdjieff en tant qu’homme, et qu’il soit toujours présenté comme un mage et un magicien. Tchesslav Tchechovitch a maintenant comblé ce manque. Son livre est un extraordinaire portrait intime de Gurdjieff. On le découvre conteur, docteur, psychologue, homme d’affaires, enseignant, conseiller financier, et ami, dont la générosité d’esprit fut au-delà de la mesure de l’auteur.

Paul Beekman Taylor

Tchesslav Tchechovitch, de souche polonaise, est né en Russie en 1895. Il servit comme officier dans l’armée impériale du Tsar pendant la première guerre mondiale, déserta ensuite durant la Révolution Bolchevique et débarqua à Constantinople où il devint l’éléve d’Ouspensky, qui lui fit rencontrer Gurdjieff en 1921.

Rupture de stock

Description

Prologue de Tchesslav Tchechovitch – Gurdjieff

« ­La série des souvenirs qui vont suivre n’a jamais été présentée à Monsieur Gurdjieff, pour la simple raison que ces souvenirs ont été écrits après sa mort. Il était donc trop tard pour lui demander la permission de citer ses paroles. C’est pourquoi le sens des phrases attribuées à Monsieur Gurdjieff n’engage en rien sa responsabilité. J’ai passé vingt huit années en un contact direct et fréquent avec Monsieur Gurdjieff et lorsque ce contact fut interrompu ce ne fut jamais que pendant quelques mois. J’eus l’occasion d’entendre l’enseignement de Monsieur Gurdjieff, de voir son comportement et ses réactions dans différentes circonstances de la vie. Agé maintenant de presque soixante ans, je puis dire que ma vie n’a commencé qu’après la rencontre de son enseignement… »

L’enseignement de Monsieur Gurdjieff

« ….Les personnes qui ont la chance de rencontrer maintenant l’enseignement de Monsieur Gurdjieff n’ont plus le bonheur de le connaitre. Faut-il ou non transmettre les impressions éprouvées à son contact afin de faire connaitre la personnalité de Monsieur Gurdjieff à ceux qui touchent l’enseignement de puis sa mort ? La réponse s’impose. Mais comment faire cela ? Le reportage impartial des événements n’est plus possible. Je ne puis que laisser mes impressions subjectives.

L’importance de raconter mes souvenirs de Monsieur Gurdjieff

A plusieurs reprises, quelques personnes à qui je parlais de l’enseignement de Georgii Ivanovitch m’ont demandé d’évoquer sa personnalité. Certaines d’entre elles exprimèrent la nécessité qu’il y avait d’écrire ce que je racontais, afin que ces aspects de la personnalité de Monsieur Gurdjieff ne tombent pas dans l’oubli. Quelques-unes, pendant mes récits, notaient ce que je disais. C’est ainsi que ces souvenirs commencèrent à apparaitre.

Une impression si forte

D’autre part, le comportement et les réactions de Monsieur Gurdjieff m’ont fait éprouver, à son contact, une impression si forte que je me suis senti dans l’obligation impérative de donner là-dessus un témoignage. Ceci, d’autant plus qu’aujourd’hui je reste presque le seul survivant. C’est, par exemple, le cas pour ce qui est décrit dans « Coma et réveil d’un grand homme », Alexandre de Salzmann est mort, le docteur Shernval aussi, et je ne suis pas sûr que Thomas de Hartmann ait eu la même épreuve; se rappelle-t-il de la même façon ? S’occupe-t-il de l’arrangement de la Musique de Monsieur Gurdjieff, va-t-il se donner à écrire des souvenirs ? Donc le choix manque.

Le doute qu’on puisse se rappeler

Une fois quelques souvenirs écrits, d’autres apparurent et traqué par l’afflux des réminiscences, je notais les événements et les faits à relater. Les années 1952 et1953 furent utilisées à la dictée et aux premières corrections.

Il peut arriver que quelqu’un exprime le doute qu’on puisse se rappeler aussi exactement les paroles de Monsieur Gurdjieff telles qu’elles sont notées dans ces souvenirs.

Ces doutes seront justifiés. Mais si nous prenons la phrase de P.D.Ouspensky citée dans les Fragments d’un Enseignement Inconnu : « longtemps après je compris le sens de sa réponse. », je puis dire qu’il en est exactement de même pour moi.

Ces souvenirs ne sont que ce qui reste des faits, apris qu’ils aient été vécus ; ils sont écrits simplement tels qu’ils m’apparaissent maintenant avec la sincérité des sentiments que je garde à Monsieur Gurdjieff.

A lire aussi : Portrait intime de Gurdjieff par Paul Beekman Taylor

Extrait de Tu l’aimeras

« En 1924, je faisais partie du groupe qui suivit en Amérique Monsieur Gurdjieff, venu organiser dans plusieurs villes des démonstrations de mouvements et des conférences.

Dans chaque ville nous faisions quelques démonstrations, d’abord de nos exercices de mouvements, ensuite de phénomènes d’ordre psychologique : le public était invité à distinguer parmi ces phénomènes lesquels étaient truqués ou douteux et où étaient les phénomènes surnaturels. Après quelques démonstrations de ce genre Monsieur Gurdjieff donnait sa conférence.

Peu importe le nom de la ville où se produisit ce que je vais raconter. Voici le jour où Monsieur Gurdjieff devait parler ; la salle était vraiment comble, le public s’attendait à quelque chose de sensationnel, et l’on sentait l’atmosphère d’une grande soirée théàtrale. Le rideau monta.

Le public se trouva alors devant un homme ne promettant rien d’excentrique, entouré d’une trentaine de personnes assises en tailleur et immobiles. La salle semblait prendre ce qu’elle voyait sur la scène pour la préparation d’un numéro.

Mais quand Monsieur Gurdjieff commença à parler de trois cerveaux, de l’état chaotique crée dans la vie intérieure de l’homme par le déséquilibre et la disharmonie de ses centres, et de la nécessité de trouver le moyen de subordonner ce qui est plus grossier à ce qui est plus fin, une partie du public témoigna de l’impatience et du mécontentement.

Certaines personnes se levèrent et quittèrent la salle, dérangeant les autres en passant à travers les rangs.
Monsieur Gurdjieff continua de parler. D’autres se levèrent, et les personnes désirant suivre l’exposé de Monsieur Gurdjieff ne pouvaient plus entendre sa voix, mais lui se montrait toujours aussi patient. D’autres encore se levèrent, et peu à peu ce fut un remue-ménage général dans la salle.

Monsieur Gurdjieff parlait toujours, gesticulant et faisant des effets comme si tout le monde l’admirait. L’échec de la conférence se dessinait et nous paraissait certain. Pour nous, rester dans l’attente du moment où Monsieur Gurdjieff se trouverait devant une salle vide devenait insupportable.

Mais Monsieur Gurdjieff parlait toujours, modulant ses intonations. De temps à autre, il s’adressait à nous, nous demandant le mot anglais qui lui échappait. Puis il s’arrêta, toussa, se gratta le menton et cette fois, d’une voix qui portait loin, commença à blâmer le public.

– C’est la première fois de votre vie que vous êtes devant quelque chose de sérieux, et devant cette épreuve vous manifestez votre vide ; c’est le sérieux du sujet qui vous expulse à lui-même, comme l’eau rejette le bouchon ». « Ceux qui veulent encore partir, partez ! » « Partez tout de suite, partez immédiatement car je fais fermer les portes et personne ne pourra plus quitter la salle. » Il demanda à quelques-uns uns d’entre nous d’aller fermer les portes ou de les maintenir fermées afin d’empêcher ce va-et-vient. Une grande partie du public s’était levée et quittait la salle.

Monsieur Gurdjieff alluma une cigarette et fuma tranquillement. Quand le silence fut de nouveau rétabli, il se leva :

– Personne d’autre ne veut partir ? …Vous restez tous ?

Le silence fut la seule réponse. Monsieur Gurdjieff changea alors complétement de ton et, d’une voix très agréable, invita les gens à prendre place près de lui au parterre ; ceux qui étaient dans les galeries et dans le fond de la salle s’approchèrent de l’estrade et se groupèrent en rangs serrés.

Alors d’une voix pénétrante, cette fois, Monsieur Gurdjieff annonça au public ainsi sélectionné que la chose dont il voulait parler n’était pas pour tout le monde.

Les imbéciles sont partis, maintenant nous pouvons parler en profondeur – jusqu’au fond du sujet.

Et le public devenu attentif écoutait Monsieur Gurdjieff avec un grand intérêt. On ne remarquait plus ses défauts de prononciation : c’était le sens de ses paroles que le public buvait. Monsieur Gurdjieff parla beaucoup ; parfois il était interrompu par des questions ou par l’exposé de théories contraires.

Je me rappelle la réponse que Monsieur Gurdjieff donna à la question d’une personne qui avait déjà assisté à nos démonstrations de mouvements et à quelques conférences de Monsieur Orage, venu préparer en Amérique l’arrivée de Monsieur Gurdjieff. Cette personne avait pressenti, par les efforts qu’elle avait faits, l’écroulement de tout son monde intérieur en lequel elle avait eu jusque là une foi inébranlable.

C’est d’une voix angoissée qui trahissait ses tourments intérieurs que ce monsieur parla de sa peur de se trouver dépourvu des bases sur lesquelles sa vision philosophique du monde, ses croyances et ses aspirations étaient fondées jusqu’alors. A l’invitation de Monsieur Gurdjieff il se leva et presque tremblant continua de parler. Le sens de ce qu’il dit était le suivant :

– Vous, Monsieur Gurdjieff, vous avez troublé mon monde intérieur. Mes opinions, mes points de vue chancellent. Il y a peu de chance qu’ils résistent. Bientôt je ne croirai plus à tout ce que ma vie précédente a formé en moi, et j’ai peur. J’ai peur de rester dans le vide, j’ai peur de ne pas trouver dans votre théorie les éléments pouvant former une base nouvelle, et je pressens les malheurs et les souffrances d’un homme perdu.

Jusqu’à présent je sentais le sol sous mes pieds, maintenant la terre se dérobe. Quel droit avez-vous de nous priver, moi et les autres, d’un équilibre moral et psychique ?

Et il accusa et inculpa Monsieur Gurdjieff d’action destructive dans son monde intérieur. Les gens s’étaient calmés, et un silence s’établit, traduisant l’inquiétude de chacun sur sa propre situation, et l’intérêt de tous d’entendre la réponse. Monsieur Gurdjieff semblait s’attendre à une pareille objection, et une légère satisfaction passa sur son visage.

–  Votre peur et votre inquiètude me sont connues, répondit-il, et je vois que la pénétration de ces idées dans votre conscient a été plus rapide que ne l’a été l’apparition des connaissances exactes de la situation de l’homme dans ce monde.

Chacun jusqu’à un certain moment, beaucoup jusqu’à leur mort même, croient à la solidité du sol sur lequel ils avancent dans leur vie. Mais si vous vous rendiez compte qu’aucun équilibre ne régne chez vous, que votre stabilité morale et psychique est basée sur la cécité spirituelle, que personne, et vous non plus, ne pouvez pas « faire », si vous étiez convaincu que vous marchez tous vers un précipice où vous disparaitrez dans le néant, vous verriez peut-être l’intérêt de savoir où méne le chemin que vous suivez.

Ce chemin je le connais et je veux éviter pour vous les souffrances et les grincements de dents. « C’est vrai que ceux qui abordent ce dont je parle, pressentent la peur et même l’éprouvent, mais ce n’est pas eux qui l’éprouvent, » ça se passe « chez eux, et cette peur n’est pas la peur de votre être essentiel. »

« C’est à tout ce qui doit vous abandonner que ça fait peur, afin que vous continuiez votre chemin précèdent. Ces êtres, ces moi, vivent en l’homme et deviennent conscients du péril qui les attend quand l’homme se rendra compte de la réalité ; et par cette peur qu’ils provoquent en lui, ils font naitre l’impulsion d’envoyer tout ce que je dis au diable.

Vous dites encore que vous pressentez malheur et souffrance, et cela est juste : heureux celui qui ne sait rien sur sa situation ; heureux également celui qui a atteint le terme de son évolution ; mais malheur à celui qui a reconnu quelques vérités fondamentales, c’est-à-dire qui a un genre de conscience, mais chez qui la conscience n’exerce que les fonctions de police punissant les hommes après qu’ils aient commis le crime. Il est commode d’être assis sur une chaise ou sur un banc, mais il est confortable d’être plongé dans un fauteuil.

Malheur à celui qui s’est levé d’un banc ou d’un tronc, et n’est pas arrivé jusqu’au fauteuil pour s’y prélasser. Les souffrances le gagnent. Il est bien beau d’être corbeau, mais le paon est plus admiré et mieux soigné ; et malheur au corbeau si deux plumes de paon seulement sont apparues sur son plumage corbeauréen.

Les corbeaux le chassent car il les énerve ; les paons non plus ne veulent pas accepter parmi eux un avorton de paon et le bèquètent aussi. A vrai dire, ils ne le béquètent pas, mais le corbeau prend comme reproche tout ce qu’il entend des paons, et c’est lui-même qui fuit leur société.

Il est possible que des millions d’hommes soient un jour dans cette situation, mais cela ne s’arrêtera pas. Un million de ratés, ratés par leur propre cause, avec toute la souffrance que cela peut leur donner, est compensé par un seul homme qui échappera à la triste fatalité qui attend tous ceux qui négligent d’accomplir leur devoir devant la Nature.

A ce moment on entendit les protestations de plusieurs personnes : « Alors de quel droit ? Alors pourquoi ? Alors dans quel but ? »

Monsieur Gurdjieff sourit, et avec de la compassion dans la voix, il continua :

– Un sauvé en sauvera dix, les dix en sauveront cent, les cent des milliers, les milliers des millions ; et vous voyez, des millions de souffrances, des millions de souffrants et de malheureux se solderont par des millions d’heureux, et des centaines de millions ressentiront le bien-être de la présence parmi eux de ces hommes nouveaux. En ce qui concerne le droit, cela prend source dans la conscience objective des choses.

S’il y a une différence entre les joies, l’équilibre et le bien-être chimériques des hommes qui vont vers le néant sans le savoir, et la souffrance et le malheur qu’éprouvent ceux qui savent qu’ils vont vers l’anéantissement, cette différence se trouve en ce que les uns ne savent rien, et que les autres souffrent des remords et des reproches qu’ils se font à eux-mêmes.

Mais, objectivement parlant, entre les uns et les autres, la différence n’existe pas. Et le jardinier ne tient pas compte des légumes qu’il retire de la terre pour éclaircir les plants et leur donner les conditions nécessaires à leur épanouissement. C’est le fait de ne pas profiter de ces conditions qui fait souffrir.

Le silence s’établit de nouveau, mais cette fois-ci, un silence d’approbation, exprimant la compréhension que les personnes présentes avaient de la mission de Monsieur Gurdjieff. Tous avaient perdu la notion du temps. Ce fut Monsieur Gurdjieff qui la rappela par ces mots :

– Eh bien ! Demain, c’est jour ouvrable. Il faut quand même se reposer un peu.

Ce soir-là les personnes touchées par les idées de Monsieur Gurdjieff se sont senties liées entre elles, et exprimèrent le désir de continuer à se réunir afin d’approfondir les notions de vérité qu’elles avaient reçues.

Ainsi prit naissance le noyau des élèves de Monsieur Gurdjieff dans cette ville.

Updating…
  • Votre panier est vide.